Alors que les réserves de la Banque du Liban fondent comme neige au soleil, la réforme du mécanisme de subvention devient de plus en plus pressante.

La question devrait être au cœur du débat politique. De l’aveu même du gouverneur de la banque centrale, il ne resterait dans les coffres que quelque seize milliards de dollars en devises, la majorité étant des réserves obligatoires des banques. Dans ces conditions, le mécanisme de subvention de la Banque du Liban (BDL) coûtant six milliards de dollars par an, selon des déclarations du ministre sortant des Finances Ghazi Wazni fin mai à la télévision, peut difficilement être maintenu.

Dans l’absolu, tout le monde en convient. La classe politique semble d’accord sur la nécessité de remplacer ce mécanisme, qui repose sur les circulaires n° 530 et 535, censées assurer 90 % du coût de l’importation des biens de première nécessité (l’essence, le blé, les médicaments et le matériel médical) au taux de change officiel (1 507,5 livres pour un dollar), et la circulaire n° 564, qui couvre un panier de denrées alimentaires et de matières premières à 3 900 LL pour un dollar.

Mais dès qu’il s’agit de prendre une décision, cela se complique. Alors que les partis politiques ont passé les dix derniers mois à débattre des nominations ministérielles, et même récemment de l’identité confessionnelle de la responsable de l’enseignement secondaire au sein du ministère de l’Éducation, la question de la levée des subventions est reléguée au deuxième plan. Et pour cause, elle suppose, pour eux, de mécontenter une partie de leurs bases, soit en prenant une mesure susceptible d’appauvrir un peu plus la population, soit en s’abstenant de le faire, condamnant ainsi ce qu’il reste des dépôts bancaires. La crise a déjà plongé 50 % de la population sous le seuil de pauvreté, selon les chiffres de la Commission économique et sociale des Nations unies pour l’Asie occidentale (Escwa). La levée des subventions, sans mécanisme alternatif de soutien aux populations les plus fragiles, aggraverait encore plus la situation. À titre d’exemple, selon une étude menée par le syndicat des propriétaires de stations-service, une levée totale des subventions sur l’essence pousserait le prix, à la pompe, des 20 litres octane 95 à 236 000 livres, soit plus du tiers du salaire minimum mensuel (675 000 LL), contre 43 500 livres actuellement. Mais le recours aux réserves obligatoires pourrait, lui aussi, aggraver la crise, en isolant le Liban des marchés financiers internationaux. « Porter atteinte aux réserves obligatoires détenues à la BDL dans un contexte d’impasse gouvernementale persistante (…) compromettrait les relations de ces établissements avec leurs banques correspondantes, ce qui pénaliserait davantage l’accès aux services de paiement internationaux », avertissait ainsi, fin mai, l’agence de notation financière Moody’s.

Financement

Face à ces deux scénarios douloureux, la classe politique a, pour le moment, fait le choix de la procrastination, personne ne souhaitant en assumer la responsabilité. Mercredi dernier, la question a été renvoyée à un sous-comité de députés, présidé par Yassine Jaber, député d’Amal. « On se réunira vendredi pour débattre des propositions présentées par Gebran Bassil et Hassane Diab », a-t-il affirmé à L’Orient Today. Ensuite, la loi sera présentée devant les commissions mixtes avant d’être soumise au vote des députés. Un chemin périlleux dans un pays où les commissions parlementaires sont souvent rebaptisées « cimetières des lois ».

« Le choix entre les dépôts d’un côté et les subventions de l’autre est très théorique », nuance cependant Waël Bou Faour, député du Parti socialiste progressiste (PSP) membre du bloc de la Rencontre démocratique de Walid Joumblatt. « Il faut trouver un moyen de financer une carte de rationnement qui permettra de subventionner les plus nécessiteux sur le modèle du Programme national de ciblage de la pauvreté (National Poverty Targeting Program-NPTP) lancé en 2011 », affirme-t-il, en indiquant que le financement pourrait être trouvé en rognant sur le budget de l’État ou en utilisant des prêts à destination de ce dernier. Toutefois, non seulement le Liban opère sans budget, la loi de finances de 2021 étant restée dans les tiroirs, mais il a également fait défaut, en mars 2020, sur les bons du Trésor libanais en dollars sans perspective de restructuration en vue.

« Les subventions, telles qu’elles sont aujourd’hui, sont absorbées vers la Syrie », affirme de son côté Tarek Merhebi, député du courant du Futur, sans pouvoir donner de chiffres précis. Le jeune député fait référence à la contrebande de produits subventionnés, comme l’essence ou certaines denrées alimentaires, qui a pris de l’ampleur du fait des différences de prix importantes entre ces deux pays frontaliers. « Si on ne peut pas surveiller les frontières, alors il faudra trouver une alternative aux subventions pour mitiger l’effet de la levée des subventions sur les plus pauvres », suggère le député.

Une option également soutenue par Farid Boustani, membre du bloc parlementaire du Liban fort (Courant patriotique libre et indépendants), qui a concocté une loi pour le rationnement des subventions. « Nous proposons d’octroyer aux citoyens les plus nécessiteux 100 dollars par mois par le biais de cartes d’approvisionnement, tout en levant progressivement les subventions sur la plupart des produits, comme l’essence ou certains médicaments », propose-t-il. « L’aide sera distribuée en toute transparence et sans aucune interférence politique grâce à la plateforme Impact sur base de candidatures », promet le député, qui garantit que la distribution se fera en fonction du revenu déclaré à la Sécurité sociale et que les journaliers bénéficieront d’un traitement spécifique. Quant au financement, il va dépendre principalement des bailleurs de fonds.

« La Banque mondiale (BM) est prête à nous venir en aide pour financer le programme », affirme le député. Début juin, Ferid Belhaj, vice-président du groupe de la Banque mondiale pour la région Moyen-Orient et Afrique du Nord (MENA), avait toutefois précisé que son institution pourrait augmenter son aide au Liban à condition que des réformes soient appliquées. « Si les autorités libanaises concrétisent le projet de filet de sécurité sociale et paient les transferts directement aux familles nécessiteuses, la BM sera prête à augmenter sa contribution financière », affirmait-il alors. En mars, un prêt de 246 millions de dollars de la Banque mondiale devant permettre de financer un hypothétique filet de sécurité sociale au bénéfice de près de 150 000 familles avait été voté au Parlement, non sans soulever des questions au niveau de la transparence et des modalités de distribution de l’aide (en dollars ou en livres et, dans ce cas, selon quel taux de change).

Pas un sou

Trois mois plus tard, le projet ne s’est pas encore concrétisé, et pour les experts, cela n’a rien d’étonnant. « Au Liban, la classe politique a depuis longtemps pris la décision de ne plus rien faire », estime Carmen Geha, professeure associée d’administration publique à l’Université américaine de Beyrouth. « Aujourd’hui encore (les responsables politiques) prétendent être pour la protection des dépôts et le rationnement des subventions, mais ils vont continuer à laisser faire, comme ils l’ont fait pendant ces deux dernières années », craint-elle. « Quant aux bailleurs de fonds, ils ne donneront pas un sou s’il n’y a pas de réformes immédiates », ajoute la chercheuse. Pendant ce temps, « ce sont les gens ordinaires qui paient le prix de l’appauvrissement de l’État et de la société, pendant que l’élite politique et financière du pays reste inébranlée », regrette Fouad Debs, avocat et cofondateur de l’association Union des déposants. « Finalement, je pense qu’ils vont continuer à lever les subventions silencieusement, en libérant peut-être quelques dollars pour faire taire les déposants », poursuit-il, en référence à la circulaire n° 158 de la BDL. Celle-ci, qui doit entrer en vigueur le 30 juin, vise à permettre d’obtenir mensuellement 800 dollars des comptes en devises, la moitié en « vrais » dollars et l’autre en livres après conversion au taux de change fixé par la plateforme Sayrafa (actuellement 12 000 livres pour le dollar, contre environ 15 000 livres sur le marché parallèle).

De quoi calmer la colère des bases populaires ? « Les adhérents des partis politiques continueront de bénéficier des réseaux clientélistes auxquels ils deviennent beaucoup plus dépendants en période de crise et qui, finalement, reviennent désormais moins chers aux groupes politiques qui reçoivent un financement de l’étranger », affirme Carmen Geha, qui voit dans l’appauvrissement de la population une façon pour la classe politique de consolider son emprise sur la société. Depuis le début de la crise, aggravée par la pandémie de Covid-19 et la double explosion du port de Beyrouth le 4 août dernier, les partis politiques traditionnels ont largement peaufiné leur offre clientéliste. Le Hezbollah, par exemple, distribue à sa base populaire les cartes « al-Sajjad » qui donnent accès à d’importants rabais sur des produits de première nécessité dans certains supermarchés dédiés. De l’autre côté de l’échiquier politique libanais, le leader des Forces libanaises Samir Geagea vantait, dans un entretien accordé au site Menanews, les activités clientélistes de son parti à travers différentes organisations et initiatives.

« La classe dirigeante peut aussi jouer la carte de la surenchère confessionnelle pour ramener les questions primordiales, comme celles de la levée des subventions, au bas de la hiérarchie des enjeux au profit des droits de la communauté, un sujet qui peut galvaniser les masses », explique-t-elle. « Quant à ceux qui ne bénéficient pas de ce clientélisme, dans l’esprit d’un politicien, c’est tant pis pour eux… Que vont-ils faire, une thaoura ? Ils ont déjà essayé », lâche-t-elle.